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Condamner les débordements, c’est être complice des violences systémiques

posté le 26/01/21 par Vice belgique Mots-clés  luttes sociales  médias  répression / contrôle social  histoire / archive  antiracisme 

« Dommage que la manif se soit terminée comme ça. », ou comment mettre à l’écart certaines formes d’expression contribue à renforcer l’oppression systémique.

Après chaque rassemblement d’envergure, les réactions virulentes et désolées à l’égard des débordements post-manif dégoulinent de partout. Loin d’être monopolisés par les esprits les plus conservateurs et rigides, ces reproches contre « la violence gratuite » sont aussi émis par des manifestant·es qui, en ce qui les concerne, expriment leurs revendications dans un registre plus pacifique. On en voit parfois regretter que la manif se soit terminée dans le bordel, et marquer une division entre les « bon·nes » et les « mauvais·es » manifestant·es, de peur que les actes violents de ces dernier·es viennent décrédibiliser leur cause.

En réalité, cette pensée embrasse impudiquement celle plus malveillante des forces conservatrices qui ont tendance à occulter complet le fait que ces débordements font partie de la logique des choses, puisqu’elles ne sont que le fruit pourri d’une violence plus grande, celle de la violence institutionnelle. Le fait de reconnaître la violence anti-institutionnelle comme l’expression d’un malaise émis par des voix qu’on voudrait voir étouffées – ou qu’on considère au mieux comme inexistante – nous mènerait peut-être à renforcer l’idée que le système est bien défaillant.

L’idée n’est pas de romantiser la chose, et non, tout n’est pas prétexte à tout péter. D’ailleurs, qui pourrait affirmer que ces débordements ne sont pas précédés de tentatives plus douces pour se faire entendre ? Et si cette violence anti-institutionnelle n’était que le dernier recours, l’ultime expression spontanée d’un sentiment d’impuissance politique ?

Considérer ces mécanismes de réaction comme étant illégitimes et dignes du bagne, c’est occulter totalement les mécanismes d’oppression qui en sont à l’origine et les injustices qui en découlent. C’est être complice d’une brutalité plus tentaculaire et du silence qui l’entoure.

Condamner ces actes – et seulement cette forme de violence –, c’est aussi juger que la violence qui brise des vitrines et pille des biens est plus insoutenable que le mépris, le racisme, la violence institutionnelle (politique, économique, policière, etc.) qui dégrade des corps et des identités. C’est être OK avec l’idée que le pouvoir doit se maintenir par une violence exercée sur une partie spécifique de la population, sans réponse possible.

Mépris, déni et complicité

De quel genre de privilèges faut-il être gavé·e pour condamner des formes de colère comme illégitimes, tout en ne prenant pas position contre les violences institutionnelles qui en sont à l’origine ? Nourris par le vomi médiatique qui fait dans le chaud, les esprits conservateurs réagissent à l’émotion, sans creuser, et adoptent une position qui leur va bien : pourquoi remettre le système en question, puisqu’eux y sont bien ? Pourquoi voir de multiples formes de violences, quand on ne vous en montre qu’une ?

« La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’Hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés.

La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première.

La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres.

Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue. »

C’est par ces paroles que Hélder Câmara (serviteur de Dieu, apôtre de la non-violence et presque prix Nobel de la Paix en 1973) résume sa vision des violences. Comme tout texte percutant, il est assez simpliste, mais permet pourtant de lire les réactions concernant les débordements à travers une grille de lecture accessible.

Autant dire que la violence qui crispe les esprits conservateurs, c’est la violence que Câmara qualifie de « révolutionnaire » ; pas la première qui malmène et tue les minorités, puisqu’ils se sentent justement protégés par cette violence institutionnelle. En s’indignant d’un comico qui brûle place Liedts et en condamnant les débordements, les esprits conservateurs voient leur sécurité et leurs privilèges menacés, en même temps qu’ils avouent ne pas vivre la même réalité que les minorités – mettant du coup à mal les arguments qu’ils avancent quand ils réclament qu’eux n’ont pas besoin de casser pour s’exprimer.

Condamner les violences anti-institutionnelles (spontanées) sans condamner la violence institutionnelle (instrumentalisée, calculée et organisée) ne peut pas faire sens. Mais si certain·es prêtent si peu attention à cette équation, c’est peut-être aussi volontaire : mettre le focus sur les vandalismes permet surtout de contourner le débat sur la violence systémique dont iels tirent les bénéfices.

Caillasser en manif, c’est faire face à cette violence, donc réagir aux provocations policières, aux violences judiciaires, au mépris médiatique, et à ce déni populaire. Quand on condamne les destructions, on n’a absolument rien à défendre si ce n’est des privilèges. Et on est malgré nous complices de la violence systémique. Persuadé·es que les actes de vandalismes sont gratuits, les esprits conservateurs jugent indignes leurs auteur·es de bénéficier de toute forme de sécurité de la part de leur gouvernement – si pas indignes de vivre sur le même territoire – ce qui renforce le mécanisme d’oppression.

Au-delà des violences matérielles, c’est l’existence des minorités qui gênent – les auteur·es de vandalisme post-manif pourraient avoir un comportement irréprochable qu’iels devraient encaisser d’autres reproches. Tout est bon pour ne pas se remettre en question. Sur l’indignation quand un jeune meurt, c’est le déni qui prime. Et dans ce contexte, ce déni s’exprime souvent de la même façon : en pointant du doigt l’identité ou le comportement présumé de la personne défunte – du classique « Pourquoi il a fui s’il n’avait rien à se reprocher » à des rumeurs aux bases boiteuses. Dès qu’un·e jeune meurt dans des circonstances troubles, comme pour Ibrahima, on cherche à en faire un·e coupable. Et on fait abstraction de la violence institutionnelle dont parle Câmara.

Ce déni est encore plus grave lorsqu’il est exprimé par des représentants de la loi, au plus haut niveau. En juin dernier, le commissaire-général de la police fédérale Marc De Mesmaeker avait déclaré dans l’émission De Ochtend qu’au-delà de « dérapages ponctuels », il n’existait en Belgique « aucun problème de racisme structurel à la police ». Pourtant, les ONG nous alertent depuis des années et affirment l’inverse. En 2018, Amnesty International avait publié un solide rapport sur le profilage ethnique et la police belge, prouvant que l’oppression concerne l’institution policière en elle-même, et n’est pas le seul fait de cas isolés. Le commissaire-général De Mesmaeker a toutefois reconnu, au micro de De Ochtend, que le profilage ethnique ne peut être utilisé comme unique paramètre lors d’une action de police, et a plaidé pour maintenir et intensifier un dialogue avec les ONG impliquées sur la question.

Le danger de la mise à l’écart

Beaucoup de manifestant·es pacifiques regrettent les débordements, pensent qu’elles ternissent la légitimité de leur lutte et s’en désolidarisent net, rappelant que tou·tes ne faisaient pas partie des pillages. En plus d’avoir pour effet d’avorter un peu la transformation collective à laquelle on avait pris part, déconsidérer ces violences post-manif revient quelque part à décrédibiliser la parole des personnes qui en sont les auteur·es – donc les oppressions qu’elles vivent –, et à les tenir encore plus à distance.

Dans son livre In Defense of Looting, l’Américaine Vicky Osterweil, évoque cette problématique de division entre les manifestant·es qui se comporteraient « bien » et les émeutier·es qui se comporteraient « mal » comme étant une reproduction d’une idéologie raciste et du récit de la criminalisation de la jeunesse noire. Se désolidariser des débordements et des « pillages », c’est rejoindre la lecture et la rhétorique conservatrice et oppressive du pouvoir et de ses chiens de garde qui tendent à « diviser pour mieux régner », avec comme risque d’affaiblir idéologiquement les luttes qui mettraient le pouvoir en danger.

Il n’est en aucun cas question d’encourager des pratiques violentes, ni de tomber dans le romantisme du truc. Et s’il est vrai que la tenue d’une manif pacifique sans fin violente donnerait à beaucoup une sensation d’accomplissement, sommer tout le monde d’agir pacifiquement, c’est réduire à néant la complexité des différentes formes d’oppression. S’il existe plusieurs formes d’oppression, il doit y avoir plusieurs formes d’expression.

Tant que les oppressions et les violences systémiques vont engendrer ces violences inévitables, on doit les comprendre, ne pas les isoler, ni les condamner. L’Europe c’est pas les States, et le sang coule moins ici ; mais dans nos contrées où les stigmates du colonialisme se font encore sentir et les stéréotypes racistes sont plus ancrés que certain·es le prétendent, les lignes peuvent être parfois plus difficiles à faire bouger. À ce titre, on peut aussi se demander si la violence n’est pas parfois nécessaire pour accélérer un certain changement et ne pas étouffer sous le silence.

Le mythe de la non-violence

Aux États-Unis, la question des violences en manifs et de sa tolérance est encore plus centrale. En 1967, alors que le pays recense près de 200 émeutes depuis trois ans, Martin Luther King affirme, tout en la condamnant, et face à un public majoritairement blanc, que « l’émeute est le langage de ceux qu’on n’entend pas (...) La justice et le progrès social sont les garants absolus de la prévention des émeutes. » Dans ce même discours, il pose aussi la patience comme une éventuelle cause de l’indifférence, et donc un allié « des forces primitives de la stagnation sociale ».

À ce titre, ça reste pas mal délicat de s’avancer sur un lien concret entre non-violence et efficacité. Par le passé, des mouvements historiques ont prouvé que la violence anti-institutionnelle pouvait agir comme un accélérateur, en marge des actions non-violentes. Osterweil a déconstruit ce mythe de la non-violence, citant l’exemple du combat pour les droits civiques des Afro-Américain·es dans les années 1960. En partie mené par Martin Luther King, le mouvement se présentait majoritairement comme non-violent, mais Osterweil affirme qu’après la vague les émeutes qui a eu lieu, ce serait bien la menace d’une atmosphère encore plus violente qui aurait conduit Bob Kennedy à convaincre son frère, le Président John Fitzgerald Kennedy, de signer le Civil Rights Act.

Dans son livre Comment la non-violence protège l’État, le philosophe libertaire Peter Gelderloos démystifie l’histoire derrière Gandhi, dont la lutte non-violente a aussi bénéficié des résultats acquis par des luttes armées. Idem pour Nelson Mandela, qui a un temps soutenu la lutte armée, après avoir constaté que sa pensée gandhienne et sa lutte non-violente ne portaient pas ses fruits, notamment après le massacre de Sharpeville.

En novembre dernier, on parlait au philosophe français Geoffroy de Lagasnerie qui, tout en se demandant s’il n’existait pas des formes d’actions plus intelligentes, nous confiait : « Quand vous dites que vous êtes dans la non-violence, vous acceptez de laisser le monopole de la violence à vos adversaires – c’est-à-dire au gouvernement, à la police. En d’autres termes, vous êtes favorable à la violence d’État et à vous laisser dominer par la violence d’État. »

Aussi, on peut regretter que les débordements occultent le temps pacifique d’une manif et les raisons de la tenue de cette dernière, mais les médias en parleraient-ils vraiment s’il n’y avait aucun contenu polémique pour titiller les émotions et exciter les foules ? Même si l’impact direct sur l’opinion publique est négatif dans l’ensemble, on peut aussi se demander si ce ne sont pas les débordements qui permettent, indirectement, de placer la question des oppressions systémiques dans le débat public. C’est d’ailleurs sous le prisme des affrontements entre la population et les forces de l’ordre qu’on est parfois tenu·es au courant de la situation dans certains pays – comme en Tunisie cette semaine.

La rue appartient à tout le monde

On reproche souvent aux auteur·es des débordements d’être apolitiques, de ne s’inscrire dans aucun contexte pertinent d’engagement citoyen. Iels viendraient à toutes les manif, peu importe la cause, et casseraient pour le plaisir de casser. Les auteur·es des pillages seraient la preuve d’un mouvement essoufflé qui pactise avec des esprits dénués de conscience de classe et jugés incapables de mener une lutte sociale organisée.

Dans son étude intitulée Pourquoi cassent-ils ? (2001), Gwenola Ricordeau, professeure de criminologie à la California State University, se penche sur les profils qu’on retrouve dans la casse. Selon elle, pour la plupart, les casseur·ses ont renoncé aux modes d’actions traditionnels que peuvent représenter le vote ou la manif pacifique : « La conjugaison du sentiment de non-représentation et de l’inefficacité des moyens conventionnels d’expression explique l’émergence de formes plus violentes d’expression qui cristallisent un sentiment d’identité collective. »

Dans le contexte actuel, les gens sont poussés à devoir réagir spontanément face à des injustices de plus en plus dangereuses, et il n’existe parfois aucune base solide sur laquelle construire une lutte politique. Mais on ne peut pas nier l’absence d’une volonté de changement au sein des casseur·ses. Dans l’étude de Ricordeau, un jeune casseur témoigne cash : « La casse, c’est pour faire réagir les hommes politiques. Ils vont voir qu’on est énervés et qu’on veut que ça change. Ceux qui ont le pouvoir, on leur parle gentiment et ils se foutent de notre gueule. Tant qu’il n’y a rien de grave, ils ne comprennent rien. »

On ne peut pas se permettre de réduire à néant un besoin d’expression qui se traduit par la violence matérielle, sous prétexte qu’elle viendrait décrédibiliser la cause qu’on défend pacifiquement. Ce ne sont pas les violences matérielles qui détournent la lutte politique, mais la façon dont on en parle. Ces violences ne doivent pas décrédibiliser les causes ; elles doivent placer le pouvoir face à ses propres failles.

Lors d’une présentation de son livre « Le vertige de l’émeute », le chercheur Romain Huet affirmait : « Dans la passion émeutière, ce sont les rationalités du pouvoir qui sont affaiblies. La revendication de l’authenticité existentielle qui peut se dégager renvoie au pouvoir son propre égarement, sa confusion, son vide et le vide de ses concepts. »

Parce qu’évoluent et se confrontent plusieurs types de violences, il est déplacé d’en qualifier une d’illégitime sans prendre en compte les interactions de celle-ci avec les autres formes de violence. Reste que, alors que la bataille idéologique est en grande partie une bataille culturelle, la violence protestataire est encore très mal perçue par l’opinion publique. Les médias dominants ont un rôle important à jouer pour se détacher des récits stigmatisants et des appels à l’émotion.

Mais avant qu’une plus juste compréhension des faits dans leur ensemble ne s’opère – ainsi qu’un renversement des évidences –, ce sera toujours une parole contre l’autre, et on continuera à faire des débordements post-manif des actes honteux et dénués de sens ; des critiques qu’on entendra encore des gens qui n’ont jamais de problèmes avec le pouvoir, puisqu’ils sont les plus ardents défenseurs de son application raciste, capitaliste et patriarcale.


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