Ces derniers mois, la médiatisation des violences sexuelles faites aux femmes a atteint l’élite politique : affaire DSK, affaire Tron ont tenu une bonne place dans les médias. Déplacement significatif du problème, puisqu’auparavant, le traitement médiatique des violences sexuelles s’était focalisé sur les banlieues, présentées comme le lieu de tous les dangers pour les jeunes femmes. Ainsi, en septembre 2010, la programmation de La Cité du Mâle, documentaire de Cathy Sanchez produit par Dock en Stock pour Arte présentait un tableau particulièrement outrancier de la situation : énumération macabre des meurtres et violences sexuelles subies par les jeunes femmes en particulier racisées[1] en banlieues, à l’exclusion de tout autre lieu, vocabulaire spécifique (« lapidation », « immolation »), portraits très fabriqués de jeunes hommes arabes violents[2]. Mais entre ces deux manifestations des violences inadmissibles faites aux femmes, rien de commun dans l’analyse qui en est dressée par les médias et la plupart des intervenants politiques : la culpabilité de DSK est apparue très improbable, voire impensable, et la contre-offensive de ses avocats mettant en cause sa victime a été accueillie avec soulagement. Si les faits sont avérés, ils traduiraient le penchant de séducteur de son auteur ou éventuellement ses problèmes psychologiques : un complot, un malentendu ou une déviance mais en aucun cas le résultat d’un système de domination. L’irruption de l’affaire Tron, accusé de viols en réunion, ne conduit à aucune généralisation sur le machisme des hommes français blancs, particulièrement en situation de pouvoir. Aucune conclusion n’en est tirée concernant la civilisation occidentale, il s’agit de cas individuels. Rien de tel en ce qui concerne les violences en banlieue : l’énumération des faits fait système. L’explication coule de source : la violence renvoie à l’image d’un homme étranger vu comme forcément barbare, le musulman incarnant ce rôle actuellement. Toute une série de stéréotypes attachés à l’islam sont mobilisés dans ce sens : arriération des mœurs faisant courir de graves dangers à la société moderne, traditions machistes et patriarcales (excision, lapidation, polygamie, etc.).
Cette vision de l’homme étranger barbare permet aux hommes blancs de se positionner en sauveur à la fois des femmes étrangères oppressées mais aussi des femmes blanches qu’ils présentent comme potentiellement menacées par cette oppression. Cela a plusieurs conséquences néfastes. La première est de faire des femmes un enjeu de pouvoir entre les hommes et de les mettre en position d’objet (à libérer, à émanciper) au lieu de les voir comme des sujets. La seconde conséquence est la stigmatisation de celles qui portent les signes de la barbarie.
Cette différence de traitement nous interpelle en tant que féministes : c’est un des multiples exemples où le sexisme est utilisé comme le marqueur d’une différence culturelle irréductible entre la « civilisation occidentale » émancipée, et l’islam porteur de régression en matière d’égalité hommes-femmes. C’est pourquoi il nous semble pertinent aujourd’hui de parler d’instrumentalisation raciste du féminisme dans le sens où le féminisme est intégré puis transformé, et perverti. Cette expression signifie que le « label » féministe est instrumentalisé et non le mouvement dans son ensemble ni celui des années 1970 ni celui d’aujourd’hui. Elle soulève pour le mouvement féministe un défi stratégique qui nous semble bien peu pris en compte en France actuellement : comment être féministe aujourd’hui sans servir d’alliés involontaires aux discours et projets racistes ? Comment proposer un féminisme inclusif, pour toutes les femmes, et non pas seulement pour celles qui ne subissent pas l’oppression raciste ? En un mot, comment être porteur d’un projet d’émancipation pour toutes les femmes quand le discours de l’égalité hommes-femmes est régulièrement détourné pour stigmatiser une partie d’entre-elles ?
Il ne suffit donc pas de dénoncer le racisme mais de construire une riposte féministe à cette perversion de notre lutte. C’est dans cette perspective que nous voulons ici étudier les mécanismes de l’utilisation du discours féministe par la droite et l’extrême droite dans la stigmatisation des populations musulmanes qui suscitent de nombreuses discussions aujourd’hui dans les rangs féministes majoritairement blanches et de classes moyennes[3] en France[4]. Cela nous conduit à nous interroger sur les racines de cette instrumentalisation, à partir des années 1980, avec l’institutionnalisation du féminisme. Puis au positionnement des féministes face à cette question stratégique pour proposer enfin des pistes d’orientation stratégique.